Pierre Stoecklin, ancien directeur général des services, propose de vous relater en quatre épisodes l’incroyable destinée de Gaston Berger. On parle souvent, beaucoup, et à juste raison, de Gaston Berger. Mais souvent on ignore l’homme qu’a été Gaston Berger, tout comme on connaît mal sa vie très riche et la carrière unique de ce dernier. Tout y est hors du commun. Ce feuilleton est intitulé « Gaston Berger, un homme d’esprit universel » car Gaston a touché à tout, le plus souvent avec succès, comme Pic de la Mirandole ou Léonard de Vinci ou encore Ibn Khaldûn en d’autres temps

Lire ou relire la première partie et la deuxième partie.

TROISIÈME PARTIE : Les engagements et les fonctions.

Gaston Berger a été à la fois ou successivement résistant, professeur, globetrotter et haut fonctionnaire.

III-1 Le résistant

Lors de la Seconde Guerre mondiale Berger fut mobilisé dès août 1939 pour une durée de neuf mois et vingt-quatre jours[1] comme capitaine dans la cavalerie, puis détaché à l’État-major de l’armée. Le 4 octobre 1940 il a été fait chevalier de la Légion d’honneur.

Il s’engage très tôt dans la Résistance naissante. Actif du côté de Marseille, il devint membre du Comité national des experts du Conseil National de la Résistance puis du Comité général d’études mis en place par Jean Moulin en juillet 1942. La nature et la durée des services de Résistance intérieure française retenues par la Commission Centrale allèrent du 1er mars 1942 au 31 août 1944[2]. De plus jusqu’en 1945, il géra l’organisation des services d’informations pour la région Sud-Est. Il établit son PC tantôt à Marseille et tantôt à Pierrevert à côté de Manosque où il avait acquis une vieille ferme avant la guerre.

« Jusqu’à la Libération, résume Philippe Durance[3] auteur d’une thèse sur Gaston Berger, il partage son temps entre ses affaires, ses écrits, ses travaux universitaires et la Résistance.

Au cours de ces années d’engagement, des amitiés se formèrent, surtout avec le poète René Char et aussi avec le futur politique Gaston Defferre, le chef du réseau Brutus.

III-2 Le professeur

Entre 1941 et 1945 il donne des cours de psychologie à la Faculté d’Aix. Vichy a refusé la création d’une chaire de maitre de conférences en philosophie demandée en 1943 par le doyen de la faculté, et qu’il lui était destinée ; puis un nouveau refus pour une chaire en sociologie et psychologie quelques temps plus tard.

À la Libération d’Aix-en-Provence, en 1944, il devient maître de conférences en philosophie et professeur titulaire l’année suivante, non sans l’aide de Gaston Defferre, certainement autant pour son travail de recherche que pour des faits de résistance.

Néanmoins Gaston Berger n’a jamais rien demandé ; Il n’a jamais adhéré à un parti politique ou à un syndicat, il ne s’est jamais exprimé publiquement lors des crises politiques qui ont scandé la décennie des années 50-60. Il a toujours gardé sa liberté de pensée. Éric Verrax précise que « Gaston Berger a gardé une bonne part de son énergie, de ses capacités exceptionnelles, pour la vie elle-même ». Toutefois dans ses engagements et dans ses articles on peut déceler nettement un goût pour des idées républicaines de démocratie et de justice sociales.

III-3 Gaston Berger a été un globetrotter inépuisable

Juste après la guerre, il est nommé expert du gouvernement français pour les questions philosophiques à l’UNESCO.

En 1948, il devient « Visiting Professor « à Buffalo aux États-Unis, puis en 1949 secrétaire général de le Commission Fulbright, chargée des relations culturelles entre la France et les États-Unis.

Durant cette période il donne des conférences principalement en Amérique du Sud et aux États-Unis, ce qui lui vaut d’être nommé docteur honoris causa de plusieurs universités américaines et argentines.

Par un décret du 4 mars 1955, Berger devient membre de l’Académie des sciences morales et politiques.

Se multipliant, il organise des colloques et des rencontres : en 1958 à Varsovie, où se confrontent la pensée de l’Est et celle de l’Ouest. Enfin, en 1959, à Mysore, en Inde, où la pensée de l’Orient et celle de l’Occident se retrouvent.

Il rédige aussi pour l’Encyclopédie française plusieurs articles, et il est chargé d’achever sa publication, tâche qu’il mènera à bien.

III-4 Le haut fonctionnaire réformateur 

On ne peut parler de Gaston Berger sans évoquer sa fonction de directeur des enseignements supérieurs.

Je me contenterai de citer quelques-unes de ses actions les plus marquantes tant la matière est riche. J’insisterai sur la création des instituts nationaux des sciences appliquées (les INSA) qui témoigne de la façon de penser et d’agir de Gaston Berger.

III-4-1 Le « façonnage » de l’enseignement supérieur moderne

En 1952, Pierre Donzelot, Directeur général de l’Enseignement supérieur au ministère de l’Éducation nationale, demanda à Berger de devenir son adjoint. De 1953 à 1960, Gaston Berger sera à la tête de la direction après le départ de Pierre Donzelot. Il s’agit pour Gaston Berger à la fois de moderniser l’enseignement supérieur, d’adapter les Facultés à un monde en devenir, et de faire face à la poussée démographique. Il définit tout d’abord la triple fonction de l’Enseignement supérieur : former des maîtres, poursuivre des recherches, enfin être en contact avec le grand public pour vulgariser les progrès scientifiques.

Dans le même sens, et à la même fin, il crée en 1956 la Revue de l’Enseignement supérieur qui changera de nom en 1971 et deviendra le Bulletin de liaison des universités françaises.

Un de ses soucis de Gaston Berger était que l’Université ne se laisse pas dépasser par l’accélération des connaissances. Dans un article de la Revue des Deux Mondes de février 1957, il déclare : « Quand on songe à la manière dont se transmettent aujourd’hui les connaissances et les méthodes, et qu’on évoque la vitesse avec laquelle le monde se transforme, on ne peut manquer d’être confondu ». Avant l’heure il est persuadé de l’ardente nécessité de savoir « apprendre à apprendre » pour s’adapter, et de se former tout au long de sa vie pour conforter ses compétences.

L’augmentation du nombre des étudiants qui passe de 130 000 en 1950 à 2M en 1960 l’inquiétait, à cause du manque de maîtres. Il ne concevait pas qu’il fût possible, en quelques années, de multiplier par deux ou par trois le nombre des maîtres de conférences. Aussi cherchait-il à imaginer d’autres procédés et à profiter de toutes les techniques modernes : magnétophone, cinéma, radio, télévision. Toutes les méthodes modernes l’intéressaient.

Les conditions de travail des professeurs dont il est responsable, occupe constamment la pensée de Gaston Berger. Maurice Bayen, directeur-adjoint pour les Sciences au Ministère, a écrit : « Son but fut toujours de promouvoir des mesures qui aideraient les professeurs dans leur tâche d’enseignement et dans leur tâche de recherche, tâches qu’il considérait toujours comme indissolublement liées l’une à l’autre. Ces mesures seraient propices aux étudiants, donc à la Nation ».

De fait, il crée les assistants et les maîtres-assistants des facultés. En 1955, il crée « les professeurs associés ». Il s’agit de personnalités éminentes françaises ou étrangères qui pourront, durant un temps déterminé, donner un enseignement dans les Facultés. Gaston Berger crée à Paris, boulevard Saint-Germain, le Centre universitaire international où peuvent se rencontrer les professeurs des Facultés françaises et étrangères.

Il impose la médecine hospitalière comme forme obligatoire de l’enseignement médical. Il crée un troisième cycle pour compléter la licence en Lettres et en Sciences ; celui-ci a pour objet de donner aux étudiants des connaissances approfondies dans une spécialité et de les initier à la recherche. À la suite il crée un grand nombre de doctorats.

Il est également à l’origine de la création des IAE (institut d’administration des entreprises appelées aujourd’hui écoles universitaires de management) qui ont pour vocation de former des futurs dirigeants à la gestion. Il créé l’IAE de Paris en 1956.

Dans la même perspective, les Centres de Recherche sont multipliés dans les Facultés des Lettres, il est à l’origine, parmi de nombreuses créations, du Centre d’études médiévales de Poitiers en 1953, du Centre d’études supérieures de la Renaissance à Tours en 1956 qui existent toujours.

À la demande de Léopold Sédar Senghor il participe à la naissance de l’enseignement supérieur au Sénégal, c’est l’occasion pour lui de retourner pour la première fois sur sa terre natale.

III-4-2 Le père des INSA

La France manquait d’ingénieurs et avait besoin de techniciens pour reconstruire le pays. Il est à l’origine de la création des INSA, ce qui lui permettait d’incarner ses idées sociales au service d’un enseignement très novateur pour l’époque, associant étroitement l’excellence scientifique aux sciences humaines, ainsi qu’à l’entreprise.

Gaston Berger ne pouvait imaginer un ingénieur détenteur de connaissances scientifiques et technologiques d’excellence sans y associer des savoirs humanistes. Il ne pouvait se résoudre à voir les fils de paysans renoncer à des études scientifiques par manque d’écoles d’ingénieur, une conception avant l’heure de l’égalité des chances et des territoires.

« Il faut que nos jeunes apprennent à vivre dans un univers devenu étrangement mobile » dit Berger. Il défend une éducation et un enseignement préparant l’homme à « affronter ce qui n’a jamais été ». De plus, il dénonce l’absence de mise en perspective des connaissances causée par les visions étroitement disciplinaires et par le maintien d’une vision cumulative des connaissances. Pour lui, l’ingénieur doit embrasser l’ensemble des sciences indispensables à l’industrie, l’ingénieur doit être aussi un humaniste à l’écoute des enjeux sociétaux.

La place de l’humanisme chez Berger, c’est-à-dire des sciences humaines (langues, gestion d’entreprise, droit, sciences de l’information…) est essentielle dans la mesure où elle permet de mettre en rapport la pensée philosophique avec les problèmes politiques et moraux. Berger pense que « La technique peut engendrer le bien ou le mal ! Elle tient une part importante de responsabilité car la science nous rend plus puissants ».

Le premier INSA est créé en 1957 à Lyon, le second en 1963 à Toulouse[4]. En s’inspirant de l’expérience du recrutement du MIT (Massachussets institute of technology) et de l’école polytechnique de Karlsruhe célèbres pour leur capacité d’innovation pédagogique. Les études en 5 ans démarrent après le bac ; les écoles, qui sont toutes implantées en province[5], évitent aux bacheliers la classe préparatoire parisienne et le concours d’entrée. « C’est le gage d’une école démocratique qui doit accueillir les fils d’agriculteurs » disait Gaston Berger. L’école privilégie l’accueil des étudiants sur un même lieu, qui regroupe locaux d’enseignement, de sport et de loisirs, un campus intégré « à l’anglo-saxonne » en quelque sorte.

Un projet qui associe la conduite administrative à la mise en œuvre d’une réflexion politique et éducative sur la fonction de l’ingénieur.

III-4-3 Le jugement des contemporains

Cet industriel-philosophe fut autre chose qu’un simple grand commis de l’État. Geneviève de Pesloüan, première docteure-ingénieure au ministère à cette époque, écrit : « Il a fait communiquer entre elles l’Université et l’industrie, l’Université et l’armée, l’Université et la presse, l’Université et la grande administration. Il souhaitait que l’Université restât fidèle à ses traditions tout en s’adaptant ».  

Toutefois on peut s’interroger sur l’absence de la mise en avant par les historiens de l’éducation de son rôle entre 1950 et 1960. Certes, la période est considérée comme atone par les historiens de l’éducation. Il n’en est pas moins vrai, que c’est une période de fort bouillonnement d’idées, originales, souvent antagonistes, et qui n’émergent pas ou peu. On peut avancer comme explications qu’il évolue dans un régime frappé d’instabilité ; Il convient de noter aussi que la recherche est très éparpillée, elle dépend de tous les ministères et de grands organismes qui se mettent en place. Par ailleurs, la situation internationale et intérieure capte toutes les attentions. Seule des économies sévères dans l’éducation tiennent lieu de politique.

Néanmoins, Gaston Berger a su donner à l’Université française, à un moment décisif, une orientation nouvelle dont le bénéfice n’apparaitra que plus tard !

En 1960 il se libère de son poste de directeur de l’enseignement supérieur pour se consacrer à la recherche pure.


[1] CARAN F/17/27670 Dossier personnel de Gaston Berger. Note du 28 septembre 1945 sur les services militaires de Berger.

[2] CARAN F/17/27670 Dossier personnel de Gaston Berger. Ministère des Anciens Combattants et Victimes de guerre – Office national des AC et V de G. Extrait du registre des procès-verbaux de la Commission centrale instituée par l’article 3 de la loi n°51-1124 – 26 septembre 1951.

[3] DURANCE P., Gaston Berger et la prospective. Genèse d’une idée, Thèse de doctorat, Paris, Conservatoire national des Arts et Métiers, 2009.

[4] Création INSA Rennes en 1966, INSA Rouen en 1985, INSA Strasbourg en 2003, INSA Centre Val de Loire en 2013, INSA Hauts de France en 2019.

[5] Le colloque de Caen en 1956 avait prôné la décentralisation de l’enseignement supérieur.

Pierre Stoecklin, ancien directeur général des services

Retrouvez la troisième partie de « Gaston Berger, un homme d’esprit universel » le 20 novembre.