Pierre Stoecklin, ancien directeur général des services, propose de vous relater en quatre épisodes l’incroyable destinée de Gaston Berger. On parle souvent, beaucoup, et à juste raison, de Gaston Berger. Mais souvent on ignore l’homme qu’a été Gaston Berger, tout comme on connaît mal sa vie très riche et la carrière unique de ce dernier. Tout y est hors du commun. Ce feuilleton est intitulé « Gaston Berger, un homme d’esprit universel » car Gaston a touché à tout, le plus souvent avec succès, comme Pic de la Mirandole ou Léonard de Vinci ou encore Ibn Khaldûn en d’autres temps.

La vie de Gaston Berger trace les contours d’une légende : engagé volontaire en 1914, entrepreneur, philosophe, professeur des universités, résistant dès 1942, haut fonctionnaire, fondateur de revues prestigieuses, globetrotter, innovateur, Gaston Berger était un homme monstrueusement doué, un polymathe[1] au destin exceptionnel. Homme d’idées, il a toujours été en avant sur son temps.

La singularité de Gaston Berger réside aussi dans la coordination parfaite des idées et de leurs réalisations immédiates : une sorte de doctrine de l’anti-procrastination. En effet, à chaque moment de sa vie, Gaston Berger a été dans l’action. Réflexion et action étaient liées, c’était sa marque de fabrique.

Gaston Berger est également le produit de l’Histoire, il a traversé deux guerres mondiales et de grands bouleversements : on peut citer sans être exhaustif, les reconstructions d’après-guerres, la décolonisation, la guerre froide, les guerres d’Indochine et d’Algérie, le décollage démographique, l’essor urbain, l’accroissement des inégalités territoriales. Il écrit « L’homme ne réfléchit point quand il est heureux : il se contente de profiter de la douceur du moment qui passe. Mais l’expérience de la catastrophe oblige les hommes à penser ». Gaston Berger a réfléchi autant qu’il a agi.

C’est ce qui fait de Gaston Berger une personnalité si attachante. Gaston Berger voulait construire un monde meilleur. Les actions et les études qu’il a menées attestent d’un vif intérêt pour tout ce qui touche à la connaissance de l’être humain.

J’ai divisé le portrait de Gaston Berger en quatre parties qui correspondent grosso modo à quatre périodes de sa vie, quatre moments décisifs de son existence.

PREMIÈRE PARTIE : Les années de jeunesse, les épreuves du jeune adulte

I-1 Gaston Berger à une origine africaine, et il a vécu une enfance et une adolescence perpignanaises

Gaston Berger est né le 1er octobre 1896, à Saint Louis du Sénégal, capitale à l’époque de l’AOF (Afrique Occidentale française), d’un père lyonnais métissé, Étienne Berger, lieutenant des tirailleurs sénégalais, qui était marié avec une nantaise, Amélie Rousseau, fille d’employés des postes, et qui avait été élevée en Indochine. La grand-mère de Gaston Berger, Fatou Diagne, était sénégalaise, mariée à Jean-Pierre Berger, le grand père de Gaston. Voilà l’origine de son ascendance africaine. Gaston était donc un métis et plus précisément un « quarteron » c’est-à-dire que l’un de ses quatre grands-parents était noir.

Maurice Berger, un des fils de Gaston (né le 1er janvier 1927 à Marseille), alias Maurice Béjart, le célèbre danseur et chorégraphe, dans un livre de souvenirs intitulé « La mort subite, journal intime[2] » écrit à propos de sa grand-mère Amélie : « Je n’ai jamais compris comment elle était arrivée au Sénégal pour épouser un militaire mulâtre ».

Le père de Gaston Berger avait pris sa retraite militaire en France à Perpignan. Ce qui explique que Gaston Berger ait fait ses études primaires et secondaire au lycée Arago de Perpignan. Ou plutôt au collège communal de garçons de Perpignan, ancêtre du lycée, qui comprenait alors une section primaire. Nous n’avons malheureusement pas de témoignages ou de documents concernant sa scolarité au collège communal. Les listes les plus anciennes des élèves ayant fréquenté ledit collège, et qui sont conservées aux archives départementales, débutent en 1931.

L’enfance de Gaston Berger a été placé sous le signe de la diversité et du multiculturalisme. Mais on peut aussi poser l’hypothèse comme Éric Verrax[3] l’a fait que l’histoire de son enfance est celle du déracinement ? Ce qui va l’inspirer pendant toute sa vie, mais ce dont il ne parlera jamais.

Maurice Béjart nous a laissé dans son livre un portrait de son père. Il écrit : « Quand mon père riait, quand il chantait, son côté africain était évident ».

Il est vrai que Gaston Berger aimait rire, il écrivait : « Celui que l’on nomme le Créateur nous a joué peut-être une bonne farce que nous ne sommes pas à même de comprendre, mais si nous l’aimons le bonhomme, il faut le remercier, et comment ? En riant, en riant, en riant ! ». Propos ambigu, on peut se demander si Gaston Berger était croyant ? La réponse, émanant de Gaston Berger lui-même, est nette : à l’occasion d’une conférence de la société de philosophie de Marseille Gaston Berger se présente comme athée.

I-2 L’installation à Marseille, puis la guerre

La mère de Gaston, séparée de son mari, s’installe à Marseille où elle avait de la famille. Alors qu’il vient d’avoir 14 ans le jeune Gaston quitte le lycée de Perpignan. Les nécessités de la vie l’obligent à prendre un emploi dans une fabrique d’huile, au 122 rue Ferrari, à Marseille. Il devient soutien de famille.

Gaston, davantage poussé par des valeurs que par un quelconque autre intérêt, le 30 septembre 1914, la veille de ses 18 ans, devance l’appel et s’engage comme volontaire dans l’armée française. Il passe près de trois années sur divers fronts, de novembre 1915 à août 1918. Il participe notamment à la terrible campagne d’Orient, de la Grèce aux Dardanelles. Il est fait prisonnier et partage la vie des camps pendant deux années. Il revient officier, et décoré de la Croix de guerre.

I-3 Le père de famille

À son retour, Gaston se marie avec Germaine Capeillères, une marseillaise. La vie personnelle de Gaston Berger est peu connue Gaston ne nous a rien dit, il est toujours resté très discret sur sa vie personnelle ! Ce que l’on sait vraiment c’est qu’il fut marié deux fois et père de quatre enfants. Après le décès en 1934 de sa première épouse, Germaine Cappeillères, avec laquelle il a eu un fils Maurice déjà évoqué et une fille Claude, Gaston a épousé quelques années plus tard Paulette Leven dont il a eu deux enfants Philippe et Alain.

I-4 Le jeune industriel

Mais revenons un peu en arrière, à la démobilisation Gaston Berger reprend immédiatement sa place dans l’entreprise où il avait débuté, laquelle est devenue une usine d’engrais pour la floriculture. « L’usine, un bien grand mot, dit Maurice Béjart, le centre de la cour était recouvert de détritus chimiques et organiques malodorants ».

Le patron de Gaston Berger, monsieur Pourpe, reconnaît les mérites de Gaston et apprécie le dynamisme de ce jeune homme qui décide de reprendre à 23 ans ses études ; il lui laisse volontiers du temps pour son travail personnel. Rapidement même il lui propose de devenir son associé, ce que Gaston Berger accepte. Il devient le gérant-directeur de la Compagnie des engrais organiques du Sud-Est (CEOSE). Maurice Béjart rapporte : « Il allait vendre des engrais en campagne, dans les fermes du Var et des Alpes Maritimes. Une fois par mois il partait dans sa camionnette en tournée une semaine, parfois dix jours ».

C’est là qu’il se familiarise avec les mécanismes du marché et fait l’expérience de l’administration des affaires et de l’entreprise.

I-5 Un surdoué

Gaston savait tout faire, dit son fils Maurice. Gaston jouait du violon : à Marseille, le soir il formait avec quelques amis un petit orchestre et ils animaient quelques bals populaires. Gaston n’achetait pas de jouets il les fabriquait : un château fort en bois, un théâtre de marionnettes… Il montait à cheval, parlait sept langues, il savait travailler la terre, réparer un moteur, peindre un tableau, tracer des idéogrammes chinois, faire du ski, il courrait le « 400 mètres » en compétition… Et bien sûr il écrivait de nombreux livres et articles. « Parfois, tant de facilité m’humiliait dit Maurice Béjart. La danse est le seul art où je ne l’ai pas vu triompher » !

Il ajoute : « J’ai vu Gaston parler avec un paysan, un ouvrier, un acteur, un évêque, un politicien, à des enfants, etc. chaque fois il parlait une langue différente et chaque fois il était totalement lui-même. Peut-être parce que, encore mieux que parler, il savait écouter ! Après la Libération, dit Maurice Béjart, il avait un jour, longuement discuté avec le général de Gaulle. J’aurais aimé enregistrer ce qu’ils se sont dits ».

Paul Lombard, le célèbre avocat, dans son « Dictionnaire amoureux de Marseille[4] » dit : « Gaston Berger porte en lui des qualités antinomiques, l’action et la réflexion, les affaires et la philosophie, l’idéalisme et le pragmatisme, le mysticisme et la raison ».

I-6 Un papa présent à sa façon

S’il était un éternel voyageur, les rencontres avec ses enfants étaient toujours marquantes : Gaston parlait notamment allemand, langue qu’il adorait : il faisait répéter en allemand à ses enfants Le Roi des aulnes, le célèbre poème de Goethe ; Plus tard, lors de longues marches nocturnes dans Paris avec Maurice Béjart, il lui déclamait à l’envi des poèmes dans cette langue. En 1954, il amène son fils Maurice assister, au festival d’Avignon, à la représentation du Prince de Hambourg, avec Gérard Philippe à l’affiche, dans une mise en scène de Jean Vilar.

Mais Gaston croit en la responsabilité individuelle, il écrit à son fils Maurice qui lui dit qu’il veut devenir danseur : « Tu veux danser ? D’accord, […) et surtout rien à moitié, danse à en crever et soit le meilleur, et il ajoute, je ne peux rien pour toi ! ». Gaston détestait le favoritisme, surtout le favoritisme pour sa famille.

Mais Gaston était lucide, conscient de la valeur de Maurice il lui propose alors qu’il a à peine 19 ans d’écrire dans l’Encyclopédie française qu’il dirige, un article sur la danse et sa technique.

Néanmoins le rêve de Gaston Berger, qui l’habite depuis longtemps, est de devenir professeur de philosophie. Comment expliquer le choix de Gaston pour la philosophie ? Il écrit, et c’est une de ses rares confidences, être tombé, alors qu’il avait 12 ans, à l’arrêt devant le volume de la Critique de la raison pure d’Emmanuel Kant dans la vitrine d’une librairie de Perpignan. Il a alors décidé qu’il choisirait cette voie.

[1] Personne aux connaissances variées et larges.

[2] Maurice Béjart, Gaston Berger, La mort subite, journal intime, 1990, librairie Séguier

[3] VERRAX E., Gaston Berger ou la mètis d’un philosophe. De la prospective à Maurice Béjart, 2022, L’Harmattan.

[4] Paul Lombard, Dictionnaire amoureux de Marseille, 2013, Plon

Pierre Stoecklin, ancien directeur général des services INSA Toulouse

Retrouvez la deuxième partie de « Gaston Berger, un homme d’esprit universel » le 6 novembre.