Pierre Stoecklin, ancien directeur général des services, propose de vous relater en quatre épisodes l’incroyable destinée de Gaston Berger. On parle souvent, beaucoup, et à juste raison, de Gaston Berger. Mais souvent on ignore l’homme qu’a été Gaston Berger, tout comme on connaît mal sa vie très riche et la carrière unique de ce dernier. Tout y est hors du commun. Ce feuilleton est intitulé « Gaston Berger, un homme d’esprit universel » car Gaston a touché à tout, le plus souvent avec succès, comme Pic de la Mirandole ou Léonard de Vinci ou encore Ibn Khaldûn en d’autres temps

Lire ou relire la première partie, la deuxième partie et la troisième partie.

QUATRIÈME PARTIE : Le théoricien de la prospective

IV-1 Les fondements de la pensée « prospective »

Nous avons vu que la pensée de Berger s’est développée sur le plan philosophique vers la théorétique et la caractérologie, la prospective est une autre de ses grandes préoccupations philosophiques.

Si Gaston Berger souhaitait comprendre le monde dans lequel il vivait, il voulait aussi pouvoir connaître l’avenir, surtout pour pouvoir agir sur lui. C’est pour cette raison, qu’il inventa et fonda le mouvement « Prospective ». Pour Gaston Berger c’est davantage une attitude avant d’être une méthode ou une discipline.

Son goût pour la diversité, ses multiples centres d’intérêts le conduisent à poser, selon le Commissaire au Plan de 1959 à 1966 Pierre Massé, les premiers jalons d’une discipline transverse : la prospective.

Le 12 novembre 1955, la conférence inaugurale à la Société d’Études Philosophiques du Sud-Est a pour titre : « L’homme et ses problèmes dans le monde de demain. Essai d’anthropologie prospective ». Son but est « de chercher à montrer quels aspects de la situation de l’homme de demain il est possible d’apercevoir dès aujourd’hui ».

La prospective s’est inspirée des travaux de nombreux philosophes, mais, elle est surtout étroitement associée à la pensée de Maurice Blondel, et plus particulièrement à sa philosophie de l’action.

L’idée de départ de Gaston Berger est la suivante : Les décisions s’inspirent trop du passé, qui pourtant ne contient ni ne préfigure l’avenir. Gaston Berger annonce « Demain ne sera pas comme hier. Il sera nouveau et dépendra de nous. Il est moins à découvrir qu’à inventer ». La prospective ainsi pensée par Gaston Berger était une science du « comprendre en avant », et plus exactement « une science de la compréhension de l’avenir pour participer à sa réalisation ».

VI-2 La définition de la prospective

Gaston Berger définissait la prospective très simplement : « c’est essentiellement l’étude de l’avenir lointain ».

Outre sa dimension exploratoire, elle se caractérise par son volontarisme pour agir sur le futur, en quelque sorte pour le configurer à sa main. Autrement dit, pour Gaston Berger l’analyse prospective doit nous libérer de tout fatalisme, c’est une doctrine de l’action qui impose de regarder l’avenir et d’agir pour qu’il réponde à nos attentes : pour Gaston Berger nous sommes en grande partie responsable de ce qui va se passer. Ainsi pour gaston, la prospective consiste-t-elle à construire des stratégies de long terme, résolument orientées vers l’action concrète et immédiate, en s’appuyant sur l’intelligence collective et des connaissances partagées. L’implication de tous les acteurs est essentielle.

Gaston Berger caractérise la prospective selon plusieurs critères : La prospective demande de voir loin (loin des décisions à court terme), de prendre des risques (l’esprit doit être libre débarrassé des certitudes et des préjugés, des habitudes de pensée), de voir large (éviter les vues étroites des spécialistes), d’analyser en profondeur (pour dépasser l’extrapolation par un travail important d’analyse), de penser à l’homme enfin (les progrès ne l’intéressent que par leurs conséquences pour l’homme).

Cette discipline s’applique parfaitement à notre époque, elle prend force et importance dans un monde qui est aujourd’hui complexe, caractérisé par un environnement soumis à des ruptures brutales et à des évolutions imprévisibles. La prospective, pour Gaston Berger, est un antidote pour éclairer l’avenir qui devient un objet d’analyse à part entière. Elle permet d’avoir la vision la plus large de tous les possibles que peut réserver l’avenir, et d’éviter ainsi le risque de la non anticipation.

Il crée en 1957 le Centre d’études prospectives, ainsi que la revue « Prospective », dont le numéro 1 parait en mai 1958.

Berger, « homme des réalisations » comme le décrivait l’économiste François Perroux[1], livre dans son parcours le témoignage en acte de ses idées. Dans cette phrase de présentation apparait toute la nouveauté de sa pensée de rupture.

V- « La mort subite » (j’ai emprunté cette formule au titre de l’ouvrage de Maurice Béjart)

V-1 Un destin contrarié

Gaston Berger trouve la mort, fauché en pleine gloire, le 13 novembre 1960 dans un accident automobile sur l’autoroute du Sud ; Il ne conduisait pas, il allait prendre un avion pour un voyage en Chine. Il est mort la même année qu’Albert Camus décédé lui aussi dans des circonstances identiques le 4 janvier 1960. Il affectionnait Albert, il partageait avec lui l’angoisse devant l’absurdité de notre condition. Les deux philosophes ouvrent et ferment l’année 1960 par ces destins croisés tragiques. Gaston repose au cimetière de Pierrevert aux côtés de sa mère Amélie, de sa seconde épouse et d’un de ses fils.

L’idée de la mort avait toujours hanté Gaston Berger. Affectionnant l’astrologie, il avait considéré que sa mort serait brutale. En 1949, avant de partir pour l’Amérique du Sud en avion, il avait écrit un testament daté du 15 mars, remis à Mme Berger.

On y retrouve son amour pour sa famille et pour ceux qui l’avaient entouré : « Je ne regretterai, dit-il, de la vie terrestre ni la puissance, qui est méprisable, ni les plaisirs, qui sont fragiles. Je ne puis m’empêcher de songer avec regret aux êtres. Il n’y a sur terre que deux choses précieuses : la première, c’est l’amour. La seconde, bien loin derrière, c’est l’intelligence. En dehors de cela, il n’y a rien ».

Le 29 juin 1960, six mois avant sa mort, Gaston Berger revient à Perpignan devant les lycéens. Voici un extrait du discours de Berger :

 « À Perpignan comme à Nancy, à Brest comme à Tours ou à Mulhouse, à Nantes comme à Dakar, partout les hommes d’aujourd’hui sont pris dans un monde dont le devenir s’accélère, ils sont aussi des maîtres d’une puissance nouvelle qui ne cesse de s’accroître et qui, à la fois, les inquiète et les exalte. Ils sentent alors […] qu’on ne peut s’avancer vers un avenir si plein à la fois de possibilités et de risques sans s’appuyer sur une connaissance et sur une sagesse, sur une technique et sur une culture qu’il appartient à l’Université de dispenser[2] ».

Gaston Berger voulait se consacrer entièrement à la recherche et venait de quitter son poste au Ministère pour s’installer dans la chaire de prospective que le grand historien Fernand Braudel, alors directeur, avait créée pour lui à l’École Pratique des Hautes Études.

Il n’en eut pas le temps.

V-2 Le vrai Gaston Berger ?

Si l’on cherche à embrasser l’ensemble de la carrière, l’œuvre, la personnalité de Gaston Berger, on peut dire qu’avant tout il fut un humaniste, un éveilleur d’idées, un administrateur méthodique, un homme d’action et de culture. Il était convaincu de l’urgente nécessité d’apporter de solutions neuves aux problèmes sociétaux de son temps. Marcel Demonque, PDG des ciments Lafarge, dans le Bulletin de l’Association de cadres dirigeants de l’industrie (ACADI) écrit en janvier 1961 : Tout en lui était richesse : l’intelligence, le verbe, le regard, la voix, la sensibilité, l’amitié, la simplicité.

Léopold Sédar Senghor, ancien président du Sénégal et académicien, a salué le rôle de son ami dans l’éducation en inaugurant en 1975 l’Université Gaston Berger à Saint-Louis du Sénégal. Léopold Sédar Senghor ajoute : «Gaston Berger, c’était un métis franco-sénégalais. (…) C’est précisément sa situation de métis qui le pousse à faire la symbiose entre ses différents héritages ». Ce témoignage semble montrer que Gaston Berger n’a jamais renié sa « négritude » quand bien même, à la différence d’un Monnerville ou d’un Césaire, il n’a jamais exprimé le moindre mot sur cette condition. Son héritage africain n’est-ce pas Maurice son fils qui le porte ? Mauritius signifie en latin le Maure. Pour Gaston Berger les vraies communautés sont intellectuelles spirituelles et non pas nationales ou ethniques.

J’espère aussi vous avoir convaincu que Gaston Berger a été un visionnaire dans maints domaines. Tous les auteurs, y compris les plus critiques de son œuvre, saluent la puissance de la novation chez Gaston Berger.

De ses expériences « non publiques », familiales, amicales, de ses opinions sur les grands mouvements politiques ou sociaux de son époque, sur ses rencontres avec des personnalités marquantes nous ne savons rien, ou plutôt la plupart des informations dont nous disposons émanent de son fils Maurice Béjart ou de très rares tiers.

Ce qui caractérise aussi Gaston Berger c’est qu’il refuse dans tout ce qu’il entreprend de se laisser enfermer dans une spécialité ou dans la posture d’un industriel, d’un philosophe ou encore d’un universitaire : il a toujours croisé les pistes. Il est aussi rétif à parler du métissage qu’à donner les raisons de ses changements de trajectoires : à peine nommé en 1945 professeur des universités qu’il se détourne de ce poste pour une carrière de haut fonctionnaire international qui l’éloigne de la philosophie. Le signe de la compilation des activités et fonctions est pris par certains comme une perte de substance : pour cette raison, dixit Éric Verrax, il échouera à entrer au collège de France victime, dit Armand Braun[3] d’une formule, de l’hostilité de la Sorbonne et du café de flore.

Ce self made man, parti sans atout dans la vie, portant les handicaps de son origine africaine, de son métissage, de l’absence de nom, de fortune, vivant dans une société aux préjugés tenaces ne pouvait compter que sur son intelligence, sa ténacité, son travail. Pour Éric Verrax, « Gaston Berger cherche constamment la nouveauté pour effacer un passé de déraciné, de mulâtre ! » Bergé, dit Verrax, « a rusé en gommant comme Ulysse une partie de lui, pour parvenir à mener sa vie tellement libre ! Il a utilisé constamment de la mètis (autrement dit la ruse) » rajoute cet auteur. Maurice Béjart a parlé du « meurtre de soi » à propos de la discrétion de Gaston Berger sur sa vie personnelle.

Je ne peux m’empêcher de terminer ce portrait sans mettre en exergue une des citations de Gaston Berger : « Le grand péché, c’est de recevoir sans donner aux autres ou de prendre aux autres, ou de travailler uniquement pour soi ».


[1] PERROUX F., « Gaston Berger », Tiers-Monde, op.cit., p.397.

[2] BERGER G., « L’Université dans le cité », HME, op.cit., p.93 (1960).

[3] Armand Braun, Comprendre et agir selon Gaston Berger, dans Gaston Berger, Humanisme et philosophie de l’action, sous la dir. de E. d’Hombres, P. Durance et E. Gabellieri, 2012, L’Harmattan.

Pierre Stoecklin, ancien directeur général des services