Article rédigé par Pierre Stoecklin

Le Président de la République a acté la transformation de l’École nationale d’administration (ENA) en un Institut National du Service Public (INSP). Cette réforme de la Fonction publique a ouvert un débat sur le profil des cadres administratifs, directeurs des services, non seulement pour les 600 cadres dits « supérieurs », issus de Grandes écoles de l’État[1], mais également pour les autres cadres administratifs[2] nommés en détachement sur des emplois fonctionnels[3] et n’ayant pas suivi le cursus de ces écoles. Il est singulier de noter que ces derniers sont qualifiés par des chercheurs d’« élite modeste[4] » certainement parce qu’ils sont confrontés en permanence aux réalités du terrain et aux problèmes « d’intendance ».  Une école de la vie professionnelle de terrain en quelque sorte ?

Dès à présent dans la haute administration, notamment pour ce qui concerne les emplois fonctionnels, on souhaite rechercher de hauts potentiels intellectuels (HPI). Dans le langage quotidien on qualifie ces personnes de surdoués, de précoces ou encore de zèbres[5].

Qu’est-ce que le  HPI ?

Il est étonnant qu’une capacité inhérente à la psychologie cognitive d’une personne soit présentée comme le critère massif de recrutement des responsables administratifs dirigeants. D’autant que la littérature scientifique ne fait pas une unanimité sur un sujet qui reste très controversé. Est-ce une simple mode qui succède à celle du nouveau management public[6] (NMP)?

Le terme est d’ailleurs employé sans le définir véritablement. Pis on a tendance à penser que les HPI sont des experts alors que ce sont des personnes avec des aptitudes particulières.

Il ne faut pas oublier non plus que cet ensemble de ressources dont les HPI sont censés disposer doit être impérativement décelé par un psychologue et un test de QI (quotient intellectuel). Sinon on sélectionnerait des HPI « canada dry ».

Il faut savoir que le quotient intellectuel privilégie ce que des chercheurs[7] nomment l’intelligence cognitive (la compréhension d’idées complexes, la logique, l’esprit de synthèse…) mais ignore les intelligences pratique, culturelle, émotionnelle tout aussi utiles dans des postes de direction administrative.

Il faut dire également que souvent c’est le « talent[8] » qui est privilégié alors que le mot HPI est employé. Les employeurs ont tendance sous le terme « haut potentiel intellectuel » à rechercher en fait des candidats faisant preuve de motivation voire de passion ainsi que des candidats présentant des capacités professionnelles avérées. Ne faudrait-il pas aussi parler de « haut potentiel professionnel », notion qu’il conviendrait naturellement d’approfondir et de caractériser ?

Les théories accolées au HPI font l’impasse sur la définition même de la compétence : les chercheurs s’accordent pour préciser que la compétence n’est pas assimilable à un acquis de personnalité ou de formation. C’est un savoir agir en situation ou un savoir gérer la complexité en mobilisant une combinaison de plusieurs ressources issues des connaissances, des capacités personnelles autant qu’environnementales et souvent des ressources tirées de l’expérience.

La différence entre haut potentiel intellectuel, talent et compétence n’est pas nette dans l’esprit de ceux qui utilisent ce vocable.

D’ores et déjà de nombreuses caractéristiques d’une personne à la maturité intellectuelle forte (HPI) sont connues, sans qu’elles soient cumulatives : hypersensibilité, curiosité, mémoire importante, créativité et imagination, persévérance, rapidité d’apprentissage… On sait également que leurs qualités sont assorties souvent de comportements excessifs. Ainsi, un HPI peut être trop impatient, trop émotif ou au contraire pas assez empathique. Curieusement les HPI exècrent la bureaucratie administrative, détestent être gérés et souhaitent prendre des décisions seuls, autant de paradoxes dans le système hiérarchique de la Fonction publique et dans celui des collectifs de travail qui s’imposent de plus en plus comme un modèle !

En définitive si un HPI à la tête d’une administration peut être une force, cette personnalité atypique, peut au contraire créer un sentiment de décalage avec les collaborateurs, un HPI peut aussi être prédisposé au « jupitérisme » !

En fait la question principale est de savoir si les capacités HPI sont suffisantes pour exercer les métiers du haut management administratif notamment la direction des services administratifs de services centraux ou des services administratifs des établissements ?

Être cadre administratif dirigeant

Les habiletés en management s’apprennent. Les connaissances, puis les expériences endurcies par un retour réflexif sur les pratiques et la somme des succès et des échecs, l’exercice de différentes fonctions, permettent de forger des savoir-faire et des savoir-être spécifiques ; en deux mots elles sont primordiales. Bien entendu elles ne sont vraiment repérables qu’en situation (nous excluons les batteries de tests prédictifs extrêmement lourds à mettre en œuvre). Alors le terrain n’est-il pas le meilleur juge ?

Dans ces conditions pourquoi privilégier le recrutement de HPI sur cette simple et simpliste évaluation QI ? C’est sur des savoirs et sur des expériences que devrait porter les critères de

recrutement. Il n’en reste pas moins que si la formation initiale en management est première, il faut, postérieurement avoir « frotté et limé sa cervelle » à l’exercice de responsabilités administratives et à la réalité du terrain. Cette règle vaut pour les HPI comme pour le « vulgum pécus » des autres responsables administratifs.

Il va sans dire que le système du tout HPI minore, pour accéder à un emploi fonctionnel, la valeur du recrutement spécifique, un quasi-concours sur titre, comme instrument démocratique de sélection ; ce dispositif est fondé sur le principe de la publicité des emplois, la transparence des procédures et l’égalité des candidats face à la difficulté des épreuves. Il faut avoir conscience qu’un « concours sur titre » reste un concours, encore ne faut-il pas galvauder ce type de recrutement par un critère unique d’évaluation. Après ce genre d’annonce, l’effet Pygmalion[9] pour les recruteurs est un risque sérieux.

Il semble aussi que « l’idée du tout HPI » se heurte à la volonté de favoriser l’ascenseur social. Le concept d’organisation apprenante est jeté aux oubliettes puisqu’il ne permettra que rarement l’accession sur les postes administratifs dirigeants de professionnels blanchis sous le harnais qui ne possèdent pas le fameux QI ? Quoiqu’on puisse en penser la construction d’une organisation performante se fait aujourd’hui davantage par la base que par le sommet ; dans cette configuration l’expérience managériale est décisive.

Par ailleurs la performance en sport comme en administration est liée à la stabilité émotionnelle : elle se traduit par la confiance en soi et dans celle de son employeur et des personnels dirigés ; elle est aussi liée à la sécurité durable dans l’emploi ou les emplois. Tout le contraire de ce qu’induit le dispositif  des emplois fonctionnels qui pourrait ne plus être aussi adapté qu’on le pense aux exigences managériales du XXIème siècle !! Mais c’est une autre question.

La phrénologie au XIXème siècle fut une « mode » scientifique (disqualifiée heureusement rapidement) qui consistait à une classification du caractère des individus en fonction de la forme de leur crâne. Mutatis mutandis la pratique de la sélection des HPI a pour moi un air très vieux et languissant d’une sorte d’eugénisme[10] administratif assumé.

 Comment recruter les cadres administratifs de direction de qualité ?

L’accès à une fonction administrative dirigeante est la combinaison du « vouloir » et du « pouvoir ».

Le vouloir c’est l’engagement pour occuper ce type de fonction : la compétence n’est pas le seul facteur du succès, la motivation est essentielle pour un cadre administratif dirigeant.

Le pouvoir c’est la personne et son potentiel qui ne peut se résumer à des tests psychologiques et cognitifs. La formation d’une personne est importante et ne se limite pas aux seules années universitaires. La réussite réside dans l’association de la connaissance et de l’expérience du terrain qui est « professionnalisante » ; on peut ajouter à ce bagage le courage et une bonne dose d’intelligence situationnelle.

Si la procédure de recrutement équitable aboutit à la sélection d’un HPI, alors qu’il en soit ainsi.

Plus sûrement j’en appelle à la constitution d’un INSP, véritable école de formation des cadres administratifs tout au long de la vie, intégrant dans le panel des écoles l’IH2EF mais aussi les instituts

régionaux d’administration[11] (IRA). Un archipel d’écoles coiffé par l’INSP permettant à tout un chacun de franchir les échelons de la pyramide administrative à différents moments de sa carrière en bénéficiant de la formation idoine, en fonction de ses aspirations et de ses qualités au travail ainsi que de sa persévérance.

Il semble que le nouveau directeur de l’encadrement ait un programme fondé sur une revue des cadres, leur accompagnement et leur formation sans négliger le sourcing et le recrutement ; on ne peut que se réjouir de ce projet.

À propos de la formation, en cette période de mutation forte, sa qualité reste la « mère des batailles », de ce fait il serait nécessaire que les établissements d’enseignement supérieur puissent délivrer « des grades de licence ou de master indépendamment du cursus diplômant habituel dans la mesure ou l’excellence de la formation et de la recherche vont de pair »[12]. Toutes choses égales par ailleurs, on peut penser à la délivrance d’un « pass » de connaissances professionnelles.

Une façon de défendre la diversité et d’éviter la reproduction à tous les étages ; et puis d’encourager le franchissement des contours des fonctions publiques et de stimuler l’inter-ministérialité.

Les établissements doivent prendre impérativement en compte la diversité des personnes et des parcours, le HPI n’est qu’un élément de la diversité parmi beaucoup d’autres ; le haut potentiel professionnel reste aussi une valeur sûre ! C’est cet amalgame s’appuyant un management favorisant l’épanouissement personnel et le bien-être au travail qui permet de développer l’engagement des personnes et a fortiori l’efficacité des organisations.

[1] INSP lui-même, Institut national des études territoriales (INET), École des hautes études en santé publique (EHESP), École nationale supérieure de la sécurité sociale (EN3S), École nationale de la santé publique (ENSP), École nationale d’administration pénitentiaire (ENAP), École nationale de la magistrature (ENM), quatre écoles d’application de Polytechnique – École nationale supérieure des techniques avancées (ENSTA), École nationale de la statistique et de l’administration économique (ENSAE), AgroParisTech et Mines ParisTech, École des officiers de la gendarmerie nationale (EOGN) et École nationale des services vétérinaires-France vétérinaire international (ENSV-FVi). On peut noter que l’Institut des hautes études de l’éducation et de la formation (IH2EF) ne fait pas partie de ce groupe.

[2] Le décret n° 2022-760 du 29 avril 2022 précise la liste des emplois et fonctions relevant de l’encadrement supérieur.

[3] Les emplois fonctionnels sont créés pour pourvoir des postes à hautes responsabilités en s’affranchissant des règles régissant les autres emplois : les fonctionnaires ou contractuels sont nommés sur ces emplois de façon discrétionnaire par l’autorité dirigeante pour une durée déterminée, ils sont révocables dans l’intérêt du service et soumis à mobilité. Ces emplois restent cependant attractifs du fait des responsabilités exercées et des rémunérations.

[4] Dominique Lorrain, L’élite modeste, Revue française d’administration publique, n° 49, janvier-mars, 1989.

[5] Malgré leur ressemblance chaque zèbre possède une robe unique qui lui est propre.

[6] Le NMP est une doctrine néo-libérale venant des USA fondée sur la position idéologique qui repose en fait sur aucune étude scientifique, et qui vise à réduire, voire à faire disparaitre les services de l’État. Les cabinets de consultants ont permis de vulgariser la doctrine mettant en avant la concurrence, les mesures de contrôle, le primat du privé et l’externalisation… Un modèle passablement peu disert sur la dimension sociale. Bon Nombre de chercheurs le considèrent comme un « mythe rationnel ».

[7] Steven L. Mcshane, Sandra L. Steen, Charles Benabou Comportement organisationnel ; comportements humains et organisations dans un environnement complexe, 2ème édit., Chenelire Mcgraw-hill, 2013.

[8] Le talent est la somme de compétences rares, associées à des capacités personnelles souvent éminentes.

[9] On pourrait simplement assimiler l’effet Pygmalion ou Rosenthal (du nom de son découvreur) à la méthode Coué, dans la mesure où un recruteur peut être influencé, oubliant tous les autres critères de sélection, par l’effet d’annonce lui indiquant qu’un candidat à une fonction est un candidat HPI.

[10] Théories et pratiques fondées sur la génétique visant par la sélection à améliorer l’espèce humaine.

[11] Créés à partir de 1971, les cinq instituts régionaux d’administration (Bastia, Lille, Lyon, Metz et Nantes) forment les attachés d’administration de l’État, grade de catégorie A.

[12] Jean-Pierre Korolitsky « Les universités devraient adopter un nouveau positionnement plus proactif pour être mieux respectées”, AEF dépêche n° 662089 du 16 11 2021.